Lors d’une de mes chroniques dans Le Souterrain (épisode 25), j’avais promis d’aborder plus en détail la construction du lo-fi dans le black metal. Chose promise, chose due. Dans le texte suivant, qui est tiré de ma thèse de doctorat, je vous présenterai le rôle essentiel de Pytten (l’architecte du son black metal), quelques définitions clés nécessaires à la bonne compréhension de cette esthétique musicale, un bref historique du son lo-fi et une description de ce type de sonorité dans le contexte du black metal.

Le rôle d’Eirik ‘Pytten’ Hundvin dans l’élaboration de l’esthétique musicale du true black metal

Si le réalisateur de musique Scott Burn (du studio Morrisound en Floride) est responsable de l’élaboration du son hi-fi typique du death metal américain, Eirik « Pytten » Hundvin demeure le maître d’œuvre de la sonorité particulière du true black metal. C’est dans le studio Grieghallen, situé à Bergen (Norvège), qu’il a enregistré de nombreux albums de différents groupes de black metal, tels que Emperor, Enslaved, Mayhem, Gorgoroth, Immortal et Burzum, et ce, dès le début des années 1990[1]. Comme le mentionne Ihsahn, le vocaliste d’Emperor : « Grieghallen came to be the studio where everybody recorded their first black metal albums. But Pytten wasn’t a metal guy at all he was just a very good sound engineer. […] He related very well to all these extreme types — all these young black metallers who were coming in. He took it very seriously » (Bennett 2009, 282-283). Une très bonne relation s’initie donc entre les groupes de la scène et Pytten; il porte une grande attention aux idées apportées par les musiciens black metal. Comme Pytten l’explique lors d’une table ronde dans le cadre du colloque de l’Art of Record Production[2] en 2014 :

« I’ve been working with people much younger than me and especially when we started out. Almost in the father and son spam. And these people came to my studio and what they wanted to do was, in the first time, really strange […]. But they said, “We want to do so and so”, and I was thinking: “How will I gonna do that?” And suddenly, I realized: “if I want to work with these people, I have to listen”. So, I started listening and the ideas they came out with and how to get their sound moved me quite a bit away from the way I was working » (cité dans « Table ronde du 8e colloque ARP », 2014).

EIRIK “PYTTEN” HUNDVIN | IN TIMES BEFORE THE LIGHT
Pytten au Grieghallen Studio (http://intimesbeforethelight666.blogspot.com/2015/01/eirik-pytten-hundvin.html)

Par ailleurs, Pytten reconnaît que la sonorité de ces groupes peut être qualifiée de « laide » selon les critères habituels de l’industrie (Table ronde 8e colloque ARP). Toutefois, une des forces de Pytten a été d’aller au-delà des conceptions de « beauté » et de « laideur » sonore telles qu’il les concevait. Ce faisant, il a été en mesure de donner corps aux idées novatrices des groupes de black metal en capturant de manière sonore l’atmosphère tantôt glaciale, tantôt majestueuse, que les musiciens souhaitaient conférer à leurs albums.

La réalisation sonore et ses méthodes de construction

Avant même de s’intéresser à la manière dont l’esthétique lo-fi est créée dans le black metal, il convient de s’attarder brièvement à la signification des termes « fidélité », « haute-fidélité » et « basse-fidélité ». Une fois ces éléments bien définis, je m’intéresserai aux propriétés constitutives de l’esthétique de réalisation sonore dans le contexte du style à l’étude.

Définir le vocabulaire général lié à l’esthétique de l’enregistrement

À la fin du 19e siècle, soit avant que les machines ne soient en mesure de reproduire des sons, le terme « fidélité » avait une signification peu arrêtée (Sterne 2003, 216). Comme l’explique Jonathan Sterne, il pouvait se définir de la manière suivante : « [fidelity] indicates both a faith in media and a belief that media and sounds themselves could hold faithfully to the agreement that two sounds are the same sound » (Sterne 2003, 222). En d’autres mots, dans un contexte où on tente toujours de comprendre les liens entre les sons réalisés par les humains et ceux reproduits par les machines, un son fidèle signifiait qu’il pouvait être compris comme étant « digne de foi » (2003, 274). Ainsi, plutôt que de mettre l’accent sur une esthétique sonore particulière, la fidélité sonore relevait davantage de l’exactitude de la reproduction tirée d’une prestation devant public (2003, 274-275).

Selon le musicologue Yannick Lapointe, le terme « haute-fidélité », ou hi-fi, apparaît dans les années 1930. À ce moment, la jonction de ces deux mots évoque le désir d’être «“hautement fidèle” à quelque chose » (2012, 18). Par ailleurs, pour les artistes misant sur la haute-fidélité, cette volonté de recréer une expérience aussi proche que possible de la performance en direct est basée sur la conviction voulant que ce type de prestation soit davantage « authentique » (voir ma précédente chronique sur l’authenticité).

Selon le musicologue Adam Harper, le concept de « basse-fidélité » (lo-fi) provient du 19e siècle, où un certain intérêt était manifesté pour les sonorités imparfaites et simples. Cet intérêt peut être compris comme une réaction à l’esthétique musicale des Lumières (qui privilégiait la perfection et l’équilibre). En effet, du 19e siècle jusqu’au début du 20e, les principaux courants musicaux (p. ex. le primitivisme, le romanticisme ou le réalisme) rejettent ces conventions de perfection sonore (Harper 2014, 63). Un exemple de cette sonorité plus brute est bien Carmina Burana de Carl Orff; les sonorités instrumentales et vocales demeurent percussives et les nuances forte et piano s’opposent en blocs distincts.

Dans la seconde portion du 20e siècle, la popularité de différents genres de musique populaire (p. ex. le rock’n’roll, le folk, le rock) reflète le désir d’une portion de la société de rejeter les conventions sociales avec l’aide d’une musique aux sonorités moins léchées. Or, dans les années 1980, bien que les imperfections techniques étaient comprises comme la garantie d’une plus grande authenticité, l’appréciation esthétique d’un son imparfait demeure beaucoup moins fréquente (2014, 378). Ainsi, comme Harper le souligne : « [punk] favoured ‘rawness’ and a disrespect for technocratic convention, but performance imperfections and phonographic imperfections ran the risk of compromising the all-important intensity of the music » (Harper 2014, 377-378). C’est seulement dans les années 1990 que l’esthétique lo-fi est reconnue comme une catégorie à part entière, et ce, particulièrement avec l’indie rock et le grunge, qui demeurent liés à la désillusion sociale ressentie par la génération X (2014, 378). Comme Harper avance :

Lo-fi as it is normally understood is less a genre or mode of music-making than a confluence (rencontre), in the reception of certain recordings, of various aesthetic currents that run through the late-twentieth and early twenty-first century – known under further headings such as primitivism, realism, postmodernism and archaism – and their manifestation in the changing relation of portable magnetic-tape-recording technology to the wider landscape of music-technological (and particularly industrial) production (Harper 2014, 5). Cette esthétique sonore particulière est souvent liée à la captation de sons non désirés, tels que la distorsion harmonique[3], le bruit d’une bande magnétique, le son que fait un câble d’alimentation lorsqu’il est débranché lors d’une prestation, les différents bruits produits par les lèvres lors d’une performance (2014, 23-27).

Ce faisant, la basse-fidélité (lo-fi) peut être comprise comme le contraire de cette recherche de la perfection, où on souhaite plutôt mettre en valeur les imperfections sonores. En effet, la présence de bruits dans l’enregistrement permet de lier cette performance avec celle s’étant déroulée originalement dans un lieu identifiable et à un moment précis, la rendant donc plus « authentique », selon les amateurs et les musiciens (Kromhout 2009, 9). Ainsi, comme dans le cas de la haute-fidélité, les artistes prônant la basse-fidélité veulent ancrer l’enregistrement dans un espace précis (Kromhout 2009, 6). En outre, tant d’un côté que de l’autre, l’objectif à atteindre est le même, c’est-à-dire de légitimer la musique « live », et d’effacer le plus possible la distance entre l’auditeur et la performance pour créer une musique plus sincère. Toutefois, le type d’authenticité recherché par les artistes dans le cas de la basse-fidélité est davantage lié à un retour vers le passé. Comme le spécifie Kromhout :

It is not difficult to imagine lo-fi to be melancholic for times when “purer”, less technological advanced recording methods were used. Lo-fi recordings bring the listener back to an age where recording was, although not as crisp and clear as today’s hi-fi, still simple, human and grounded in an actual (musical and non-musical) context (Kromhout 2009, 8).

Ainsi, pour les amateurs et musiciens de black metal, cette « authenticité » s’exprimera à travers une réalisation musicale de basse-fidélité visant à imiter la sonorité des premiers groupes de black metal; la musique de ces groupes étant perçue comme non aseptisée ou contrôlée par le biais de la technologie[4]. Aussi, cette sonorité lo-fi fait aussi référence à une certaine qualité ésotérique, pouvant demeurer peu perceptible pour les auditeurs non-initiés (Hagen 2011, 188). Comme le mentionne Reyes, cette sonorité lo-fi est moins présente dans le son en lui-même que dans la manière dont il est construit, ce qui définit donc la compréhension même que l’auditeur se fera de ce son. L’authenticité qui se dégage d’une chanson ou d’un album n’est pas présente dans l’enregistrement en tant que tel, mais réside dans le jugement esthétique qui y est attribué (Reyes 2013, 252).

L’esthétique de réalisation sonore lo-fi dans le contexte du black metal

Contrairement aux premiers groupes de black metal qui utilisaient ce type de sonorité en raison de contraintes budgétaires (p. ex. Venom), les groupes de true black metal l’emploient avec une visée artistique. Ainsi, ils construisent de toute pièce une sonorité qui semble non affinée et brute, mais qui, au contraire, demande tout autant de travail qu’un enregistrement de haute-fidélité. Hainaut explique que les réalisateurs et les musiciens auront alors recours à différentes techniques pour arriver à recréer cette sonorité spécifique : ils utilisent des équipements désuets ou brisés, ils exécutent volontairement de mauvaises interprétations de leur répertoire, ils font des séances d’enregistrement dans un studio non adapté ou encore, ils enregistrent les pistes avec tous les instruments jouant simultanément, ce qui ne permet donc pas une prise de son optimale (Hainaut 2012, 102). Lorsque ces dernières techniques sont employées, on peut même parler d’un enregistrement low budget, comme c’est d’ailleurs le cas avec le premier album de Burzum. En effet, Vikernes explique :

When I recorded my first album, you know, I told the producer [Pytten]: “Give me the worst microphone you have”. […] I ended up with a headset. This was the microphone the worst we could find and I used it as a microphone. And we used this tinny Marshall amplifier […] because it was the worst we could find. That was a terrible sound. […] it was a rebellion against this good production. We called it necrosound, corpse sound, because it is supposed to sound the worst possible (cité dans Aites et Ewell 2009, v. 13:45).

Ainsi, au lieu de miser sur un enregistrement de qualité, permettant d’entendre de manière distincte tous les instruments, les groupes emploient différents artifices afin de mettre en scène un son de mauvaise qualité, ou encore « délavé », comme l’explique le musicologue Ross Hagen (Hagen 2011, 187). Par ailleurs, c’est aussi la disposition des instruments dans le mix qui permet de donner cette (fausse) impression d’absence de qualité sonore. Tout d’abord, un brouillage des pistes est réalisé, où l’enregistrement de différents instruments sera superposé, ce qui aura pour effet de masquer le signal des autres instruments occupant le même spectre de fréquences (Hainaut 2012, 97). En outre, les nouvelles fréquences ajoutées viennent combler certaines zones, ce qui accroît la sonorité stridente des fréquences ainsi dédoublées. Cette pratique confère une esthétique de « bruit blanc », en raison du brouillage sonore créé horizontalement (temporel) et verticalement (fréquentiel) (Hainaut 2012, 99).

Afin de créer un aspect atmosphérique à la musique, le brouillage s’effectuera aussi sur les différentes sections instrumentales. On retrouve un phénomène de masquage des sections rythmiques, où certaines frappes de la batterie ne sont pas entendues, ce qui produit un son manquant de puissance. La netteté du son de la batterie peut aussi être altérée par un ajout de réverbération à une piste pour accroître la sonorité atmosphérique du son (Hainaut 2012, 109). En outre, il n’est pas rare que les fréquences de la batterie et de la basse s’opposent dans le mix, rendant la batterie plus audible au détriment de la basse. La voix, quant à elle, est mixée à un niveau sonore très bas, de sorte que plutôt que d’être positionnée à l’avant du mix (comme dans la majorité des enregistrements de musique metal et populaire), elle est noyée à travers les autres instruments, ce qui rend souvent les paroles incompréhensibles (Hainaut 2012, 112)[5]. Le son de la guitare demeure, quant à lui, très mince et clair (Hagen 2011, 187), autant en raison de l’accordage de l’instrument que de la manière dont le son est traité en studio. Tout comme les autres styles de musique metal, le son est fortement saturé.

Or, selon l’esthétique recherchée par les groupes de black metal, il est possible de retrouver différents degrés de basse-fidélité. En effet, comme l’explique Kromhout : « there are many different kinds of lo-fi recordings and many different stages of lo-fidelity, from recording completely drowned in noise to predominantly hi-fi recordings incorporating lo-fi elements » (2009, 3). D’ailleurs, les groupes de black metal qui travaillent en collaboration avec Pytten au Grieghallen Studio présentent une sonorité lo-fi de meilleure qualité. Plus spécifiquement, la chanson « I am the Black Wizards » (Emperor 1994) reflète bien l’esthétique de réalisation sonore des groupes ayant travaillé avec Pytten (p. ex. Burzum, Mayhem et Immortal)[8].

 À l’écoute de cet extrait, on peut effectivement avancer que la réalisation demeure de plus grande fidélité, en raison principalement des basses fréquences qui demeurent davantage audibles. Nous pouvons également entendre assez facilement tous les instruments, et leur définition est plus grande (par exemple, nous pouvons entendre chaque attaque de cymbale distinctement). Cependant, le son global reste imprécis, ce qui pourrait être dû à l’omniprésence de la réverbération ajoutée sur tous les instruments.

Ainsi, afin d’obtenir un son toujours plus glacial, le black metal va dans le sens opposé à la sonorité lourde et puissante favorisée par les autres styles metal. De surcroît, les basses fréquences associées avec l’idée de pesanteur sont remplacées par un timbre cru, étant lié avec l’idée de froideur, de mort et de mysticisme[9].


[1] Pour consulter la discographie complète de Pytten, veuillez consulter le lien suivant : https://www.allmusic.com/artist/pytten-mn0000315298.

[2] Du 4 au 6 décembre 2014, s’est tenu à l’Université d’Oslo en Norvège le 8e colloque de l’Art of Record Production. Lors de cet événement, Pytten a participé à une table ronde dédiée à l’esthétique de l’enregistrement. Les organisateurs du colloque m’ont gracieusement fourni l’enregistrement de cette table ronde.

[3] Selon Wadhams, la distorsion harmonique peut être décrite comme : « the unwanted addition (by an acoustic environment or electronic device) of harmonics of a pure tone when that tone is propagated in the environment or input to the device » (1988, 65). Harper ajoute que ce type de distorsion : « […] typically occurs when a signal is amplified beyond the dynamic range of a device – ‘overdriven’ or ‘overmodulated’ – and thus clipped » (2014, 20).

[4] Cette impression d’un son non travaillé en studio provient principalement du fait que le groupe n’a que peu de temps en studio pour peaufiner son enregistrement avec des surimpressions vocales, des multitudes de prises (« multiple takes, punch-ins, over-dubs, edits ») ou tout autre effet sonore souvent associé à de grosses productions (Reyes 2013, 250).

[5] Comme le signale Kahn-Harris, il n’est pas rare que les musiciens et amateurs de black metal considèrent la voix comme étant de moindre importance, comparativement à la guitare, malgré qu’elle contribue tout de même à l’apport d’une texture rythmique dans une chanson (Kahn-Harris 2007, 32). Cette place secondaire attribuée à la voix permet donc d’expliquer son positionnement particulier dans le mix.

[6] Pour écouter la piste en question, veuillez vous référer à la plage 20 de la liste de lecture suivante :
https://www.youtube.com/playlist?list=PLJ7MGcw79UQ5Mfm5Tnd4kSRL0DtPhrLW6

[7] Il demeure important de spécifier que ces analyses ont été réalisées par le biais d’extraits audio de formats Wave, ne présentant donc pas la compression caractéristique des fichiers MP3.

[8] Les autres analyses effectuées (analyse de fréquences et de spectrogrammes) sur les chansons « Pagan Fears » de Mayhem et « Pure Holocaust » d’Immortal ont démontré des résultats hautement similaires. Toutefois, il est important de noter que les albums subséquents de ces groupes présentent une plus grande fidélité, ce qui peut être dû à plusieurs facteurs, tels que les choix esthétiques privilégiés ou même la plus grande expérience des musiciens.

[9] Plusieurs autres analyses seront réalisées dans un projet futur afin d’offrir une meilleure catégorisation des différents types de réalisation lo-fi. Pour plus d’information sur l’esthétique sonore du black metal, veuillez vous référer à St-Laurent 2019a.