Début des années ’80, dans un modeste appartement situé à quelques jets de pierre d’une autoroute qui laboure Montréal de long en large. Je me réveille en sursaut, tout en sueur, en proie à un de ces cauchemars qui viennent me hanter régulièrement. Des rêves horribles, dantesques, qui ne devraient jamais même effleurer l’esprit d’un enfant. Et pourtant, m’y revoilà, une fois de plus. Est-ce que j’ai hurlé? Non, pas cette fois, tout n’est que silence oppressant. Pas de petit frère qui pleure depuis la chambre d’à-côté parce que je lui ai fait peur une fois de plus, pas de mère inquiète qui vient me prendre dans ses bras en me disant que j’arrêterais peut-être de faire des cauchemars si je cessais d’étudier des oiseaux morts. A-t-elle raison? Qui sait? Je sais très bien que je ne me rendormirai pas. Pas tout de suite. Si seulement je pouvais ne plus jamais dormir.

Je me faufile jusqu’à la petite télévision de la salle de séjour, mon rempart contre les assauts du sommeil. Un film vient de commencer, en anglais, bien avant cette période où j’ai assimilé cette langue presque malgré moi. Je me lève pour tourner la roulette du téléviseur, mais la peur que je peux lire dans les yeux des hommes à l’écran m’arrête net. Des marins au milieu d’une mer en furie, et cette chose, sortie d’un cercueil, qui s’abat sur eux un à un. Je suis horrifié. Mais cette terreur, elle est différente de celle qui m’habite depuis déjà trop longtemps. Ce n’est pas moi qui subit ces épreuves, c’est quelqu’un d’autre, et je veux en voir le dénouement avec une fascination morbide. J’ai beau ne rien comprendre aux dialogues, je ne peux détacher mon regard du film, que je regarde en sentant mon estomac se nouer de plus en plus, jusqu’à ce crescendo où, dans des cryptes infestées de rats, un homme se retrouve face à sa fille morte, livide et effroyable, et que celle-ci ouvre ses bras décharnés vers lui en soufflant « Papaaaa! ». Je termine le film dans un état presque second, mais l’expérience que je viens de vivre a été suprêmement cathartique. Je me dis que lorsque ces frayeurs sans nom reviendront me hanter, mon calvaire aura toujours une fin. Comme pour ce film, Dracula, que je viens de voir. Je ne le saisis pas encore tout à fait, mais je viens de vivre les premiers balbutiements de ce qui sera une longue histoire d’amour avec l’horreur et le fantastique.  

Bienvenue dans La Voûte. Ma voûte. Celle où serpentent et s’entremêlent toutes ces scènes glauques et visqueuses dont j’ai nourri mon esprit au fil des années. Lors de mes chroniques, je partagerai avec vous des films qui ont marqué mon imaginaire, en les abordant toujours d’un point de vue personnel et en essayant de me tenir le plus loin possible du format d’une critique de film « classique ». Bien entendu, je décrirai les films et ferai quelques commentaires sur ceux-ci, en espérant donner le goût à certains d’entre vous de les découvrir ou de les redécouvrir, mais le but de l’exercice ne sera pas de leur donner une note. Pas plus que je m’efforcerai à tout prix de présenter LE film que personne ne connaît : comme certains des films m’ayant marqué sont plus connus, je ne me priverai pas du plaisir de les aborder. Voyez plus cette chronique comme un carnet de route où je lèverai le voile sur quelques-unes des étapes de mon parcours personnel au sein de l’univers de l’horreur et du fantastique.

Dracula, donc. La version de 1979, une des représentations du Prince des ténèbres les plus mal-aimées des fanatiques du personnage de Bram Stoker. Il faut dire que pour ce retour du vampire sous la bannière Universal 48 ans après la cultissime version mettant en vedette l’immortel Bela Lugosi, le réalisateur John Badham prend quelques libertés pour le moins surprenantes. Par exemple, le fait de situer l’action uniquement en Angleterre, vingt-cinq ans plus tard que dans le roman, ou encore d’inverser les personnages de Lucy et Mina, une décision que personne ne s’explique vraiment encore aujourd’hui. La représentation de Dracula en agace aussi profondément plusieurs. Une des conditions de Frank Langella, qui venait de jouer le personnage sur Broadway pour reprendre le rôle pour le grand écran était en effet de pouvoir incarner un Dracula « différent », presqu’humain, beaucoup plus tourné vers son côté sensuel et romantique que monstrueux. Il refuse également de lui donner un accent roumain ou d’avoir des crocs (Lugosi n’en avait pas non plus d’ailleurs), malgré le fait que Lucy et Mina, elles, arborent bel et bien de longues canines une fois vampirisées! Esthétiquement, Dracula pourrait presque avoir été de la distribution de Saturday Night Fever, que Badham avait tourné deux ans plus tôt, avec sa coupe de cheveux très « seventies » et ses chemises ouvertes. Bref, le film détonne beaucoup avec la représentation classique de Dracula.

Visuellement, il n’en est pas moins somptueux. Tourné pendant la brève période du milieu des années ’70 et du tout début des années ’80 où, dans la traînée du phénomène qu’est devenu The Exorcist, les films d’horreur ont attiré l’attention du grand public, Dracula repose sur un énorme budget pour un film d’horreur de l’époque. Plus de 12 millions de dollars, et ça se voit dans les costumes, les décors et la cinématographie. La distribution est impeccable, avec Langella qui joue un Dracula plus charmeur, au regard de braise mais néanmoins menaçant, en plus du légendaire Laurence Olivier dans le rôle d’Abraham Van Helsing et du vétéran de l’horreur, Donald Pleasance dans celui du docteur Seward. Les moments visuels forts sont très nombreux, que ce soit le château du comte perché sur une presqu’île, gothique à souhait, en passant par cette façon dont Dracula rampe à la verticale, tête en bas, contre les murs de l’hôpital psychiatrique, qui a clairement inspiré une scène de la mouture de 1992 de Coppola.

La trame sonore, composée par nul autre que John Williams, est également digne de mention, de même que les maquillages, très réussis pour l’époque. La scène où Mina confronte son père est encore particulièrement impressionnante, tant son teint blafard et ses yeux injectés de sang contrastent avec le visage qu’elle avait avant sa mort. Le scénario est finement construit, même si certains éléments arrivent peut-être juste un peu trop rapidement. À une heure cinquante environ, le film aurait probablement profité d’une vingtaine de minutes de plus pour laisser respirer un peu plus les différentes scènes, qui ont tendance à se bousculer. Bref, cette version de Dracula a beaucoup de chance de plaire à ceux qui aiment leurs films d’horreur un peu plus atmosphériques, avec une facture somme toute assez classique malgré les éléments qui sont un peu moins fidèles au livre. Les puristes, par contre, risquent d’être déçus en raison de ces même éléments. Pour ma part, en raison du contexte qui l’entoure, ce film aura toujours une place de choix dans mon cœur.

Des années plus tard, même après avoir vu des centaines de films du genre, il se passe toujours quelque chose de viscéral en moi quand un film d’horreur me rejoint plus que les autres et me ramène à cette époque où j’ai appris à exorciser mes peurs. J’ai l’impression de revoir ce petit garçon, les cheveux en bataille, les yeux songeurs, qui ne m’a jamais vraiment quitté en fait. J’ai envie de lui dire qu’il a la vie devant lui, d’en profiter même si elle ne sera pas toujours facile, qu’elle lui apportera son lot de joies comme de peines. Qu’il réalisera certains de ses rêves tandis que d’autres seront brisés avec grand fracas. Mais que malgré tout, un jour, il se retournera pour voir le chemin qu’il a tracé par lui-même, contre vents et marées, et qu’il se sentira fier de ce qu’il aura accompli. Et que d’ici là, quand il aura l’âme écorchée vive ou la rage au cœur, ou même quand il voudra simplement s’évader, son refuge l’attendra toujours, tapi dans l’ombre. Se perdre, disparaître, dans les méandres d’un bon film d’horreur et oublier. Tout oublier. Ne serait-ce qu’un seul instant…